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Elle n’est pas si courante, l’association d’artistes qui partagent la scène à parts égales sans que l’un prenne le pas sur l’autre. Cette généreuse initiative se traduit, au Théâtre de la Bastille à Paris, par la cohabitation de deux comédiens, coauteurs d’un spectacle bicéphale, Sur tes traces, dont le principe est le suivant : chacun est parti enquêter sur la vie de l’autre pour en restituer le récit. Le Franco-Iranien Gurshad Shaheman (dont on connaît mieux la biographie depuis un précédent spectacle, Les Forteresses) a pris l’avion vers le Canada pour y rencontrer les amis, les amants et la famille du Canadien Dany Boudreault, lequel a fait de même dans l’autre sens, ses pas s’arrêtant à la frontière entre Turquie et Iran.
Leurs périples respectifs démarrent et se terminent à Sarajevo, dans un hôtel lambda qui prend place au centre d’une scénographie elle-même découpée en trois lieux. A jardin, un bureau, à cour, une chambre. En fond de scène, des rideaux qui tamiseront plus tard les éléments d’une cuisine et d’une salle de bains. Les deux hommes évoluent derrière un tulle tendu, passent de pièce en pièce, s’éloignent, se croisent, se rejoignent, se séparent. Ils sont équipés de micros. Quant au public, dès son entrée en salle, il enfile un casque doté d’un bouton bleu sur lequel il suffit, en principe, d’appuyer pour écouter l’un ou l’autre des acteurs et basculer, à son gré, du portrait de Gurshad par Dany à celui de Dany par Gurshad.
Sauf que le procédé reste à l’état de théorie car la technique, à laquelle se livre pieds et poings liés ce spectacle, se sera, au soir de la première, montrée capricieuse. Premières minutes de la représentation : lorsqu’il est clair que le bouton bleu, activé une fois, deux fois, cinq fois, ne déclenche aucun transfert, le spectateur casqué voit s’envoler l’option promise du simultané. Pas d’autre choix que de se plier à la réalité. Appareil défectueux, écoute bloquée sur un protagoniste et un seul tandis que l’autre reste muet pour de bon. Autant en prendre son parti.
Alors démarre une expérience passionnante mais dont le déroulé n’est sans doute pas ce que visaient les artistes. A parts égales là encore, ils font les frais de l’incident. Pas de jaloux : aucune des narrations, que celles-ci soient audibles ou ne le soient pas, ne résiste aux assauts de la cacophonie intérieure venue parasiter le cerveau du public. Par un curieux réflexe qui relève d’un sauve-qui-peut impérieux face au vide qui menace, le spectateur s’empresse de pallier la part manquante de la parole et d’en combler la béance à coups de supputations métathéâtrales et/ou d’hypothèses provoquées par un spectacle à demi aphasique : pourquoi cet homme sans mot enfile-t-il une robe, pourquoi enlace-t-il un mourant dans son lit, pourquoi son corps semble-t-il parfois interférer avec l’oralité de son partenaire ? A quoi pense-t-il lorsqu’il danse ? L’endophasie est à son maximum.
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